Ce carnet poussiéreux traînait dans mon tiroir depuis fort longtemps. Je me demandais si la faible lumière qui envahissait mon espace vital et que mes stores avaient peine à repousser aurait pu le rendre aveugle, comme cette même lumière était occupée d’oxyder ses pages immaculées. Encore aurait-il fallu qu’il aie des yeux et des sens pour s’acclimater dans un monde ou il était résolument étranger. Un monde de clarté un peu trouble.
C’était la première fois en dix ans que je sortais ce carnet de ce tiroir. Je me souvenais précisément du jour où je l’avais acheté. C’était un petit carnet en cuir noir qui était auparavant déjà écorné à la couverture. Je l’avais trouvé dans un marché au puce, étrangement vierge. À cette époque, je n’avais pas encore découvert ma vraie nature et celle de mes parents. Fallait-il vraiment rappeler Ô combien j’étais insouciante ?
Je passa ma main dans mes cheveux en soupirant de dépit. Mon siège craqua lorsque j’appuya mon dos contre son dossier. Le portemine que je coinçais entre mes doigts noueux tremblait. Ce carnet serait l’expression de ma colère, de mes envies, de mon accablante tristesse.
J’avais déjà commencé à écrire. Le trait était fougueux, le style concis. La pensée l’emportait sur mes gestes à tel point que j’imaginais poser les mots sur la douceur satine des pages du carnet avant de les voir s’y rattacher grâce à mon instrument : il suivait mon regard et le texte que j’affichais présentement dans mon esprit servait de brouillon à sa furie. J’eu l’impression un instant que ma Res était à l’œuvre mais je me trompais, je sous-estimais simplement ma passion pour l’écriture et à quel point un tel engouement pouvait servir d’étincelle pour allumer le brasier d’un talent endormis. Un instant, je reposa ma main.
Me souvenant d’un détail, je délaissa les pages fraîchement marquées et feuilleta le début. Sur la page de garde se trouvait la même écriture qu’au moment de mon achat ; c’était un texte en infernal. "Les souvenirs sont maîtres de notre êtres", disait-il. Alors que je n’avais pas encore conscience du tourment de mon âme, j’avais su déchiffrer intuitivement ce texte qui me paraissait à l’époque si délicieusement énigmatique. S’ensuivit la déchéance. Quand j’eu découvert ma vraie nature, une fureur âpre avait rapidement pris le dessus. Sur mon passé, sur mes parents. Je me souvenais encore de la poisseur de leur sang sur mes mains, de cette délicieuse sensation devant leur visage figé dans une atroce et exquise souffrance, de cette sombre et divine colère qui me fit ouvrir les yeux sur l’ostracisme dont j’ai été victime. Tout ces débordements que j’essayais à présent d’endiguer par une approche plus cartésienne sur ce nouvel afflux d’information concernant ce monde un peu plus authentique que le précédent. Au fond, où s’arrête le réel ?
Je déposa mon portemine sur la table quand je pris conscience que ma main avait suivit mes ressassements et que j’avais écrit une nouvelle phrase à la suite : "…mais nous sommes maîtres de nos actes".
Un violent mal de crâne arrêta net mes pensées. J’envisageais que la perversion qui envahissait mon esprit répliquait à cette simple lueur d’espoir. Ma conscience était submergée de "et si ?". Au fond, où commence le rêve ?
Je me leva dans l’espoir de trouver un médicament contre les maux de têtes, puis je m’affala dans le canapé. Roulée en boule, je resta seule avec moi-même.